MONASTIQUE (ARCHITECTURE)

MONASTIQUE (ARCHITECTURE)
MONASTIQUE (ARCHITECTURE)

Une présentation générale de l’architecture monastique, dont l’existence couvre plus de seize siècles, n’évitera pas l’écueil d’un certain schématisme. La motivation des divers mouvements monastiques varie par plus d’une nuance, et il y a loin de la structure souple des monastères irlandais du haut Moyen Âge au strict quadrillage des plans bénédictins ou cisterciens. Pourtant, ce qui rapproche ces communautés, c’est une même quête de la paix divine par le renoncement au monde et l’éloignement résolu de toutes ses tentations. Paradoxalement, le refus initial de la culture aboutit chaque fois à une puissante génération de culture.

Cette étude est volontairement restreinte à l’examen d’un seul phénomène monastique, celui de l’Occident chrétien. Le monachisme occidental doit ses vrais débuts, après les commencements tâtonnants d’un saint Martin, à saint Benoît de Nursie qui, dès la première moitié du VIe siècle, créa avec la Règle de l’ordre les conditions indispensables à une vie communautaire organisée. Les VIIe et VIIIe siècles apportent un foisonnement dynamique et désordonné que les réformes carolingiennes auront quelque mal à dompter. Cependant, saint Benoît d’Aniane saura mettre au concile d’Aix-la-Chapelle bon ordre dans les statuts monastiques de l’Empire, ébranlés bientôt, hélas, par la calamité des invasions normandes. Une seconde vague de réformes, celle du Xe siècle, voit éclore une unité remarquable aussi bien de la pratique religieuse que du cadre qu’elle engendrera. Aux Xe et XIe siècles, les Bénédictins restent pour l’essentiel fidèles aux préceptes du concile d’Aix. D’autres réformes viendront rajeunir et raffermir la pensée monastique médiévale. Les Cisterciens prônent une nouvelle austérité, les Chartreux un surcroît de solitude; chaque fois, l’architecture saura se mettre en accord avec la doctrine. Les ordres mendiants, apparus au début du XIIIe siècle, ne tardent pas à devenir puissants eux aussi, et les grandes églises de Toscane et d’Ombrie en apporteront l’illustration.

Le monachisme européen connut un dernier flamboiement lors de la Contre-Réforme. Le pouvoir royal recherche son voisinage, soit à la manière grandiose et austère de l’Escurial, soit à l’aide du triomphalisme enjoué et mondain que révèlent les abbayes baroques d’Autriche ou d’Allemagne méridionale. Mais la Révolution française mettra un terme à l’activité artistique des monastères.

Un exposé sur l’architecture monastique mériterait d’être étendu à d’autres parties du monde chrétien, notamment au Proche-Orient (Égypte copte, Syrie, Arménie). Byzance patronne d’autres grands ensembles: les couvents de Grèce (Daphni, Hosios Loukas, un peu plus tard Mistra ou l’extraordinaire monde des Météores ou du Mont-Athos), mais aussi ceux de l’ex-Yougoslavie, de Bulgarie, ainsi que les admirables monastères fortifiés de Valachie et de Moldavie. En optant strictement pour l’Occident, on a voulu donner ici un aperçu homogène d’une évolution architecturale dominée par une étonnante continuité et, de plus, en accord avec le climat spirituel et politique environnant.

1. Aux origines

L’abbaye de Ligugé, fondée aux portes de Poitiers par saint Martin en 361, est généralement tenue pour le premier monastère de l’Occident. Cette église fut une simple salle rectangulaire avec une abside semi-circulaire, établie dans un silo à blé d’époque romaine. Non loin de la basilique, les substructions de plusieurs pièces ont été mises au jour, probablement les cellae de saint Martin et de ses compagnons. Cette demeure fut très tôt incorporée à une construction en arc de cercle. Est-ce là l’origine des futurs claustra ? Le monastère de Ligugé semble avoir connu tout au long du haut Moyen Âge une expansion régulière. Les fouilles montrent comment la petite basilique-salle de saint Martin devint une église cruciforme, dotée à son tour d’un large transept à absidioles et d’une crypte-halle terminée par une abside triplet.

Les débuts du monachisme occidental paraissent avoir été fortement influencés par la pratique monastique très répandue aux IVe et Ve siècles dans la partie orientale du bassin méditerranéen. On est assez bien renseigné sur plusieurs monastères, protégés par leur isolement dans le désert d’Égypte. Ces immenses cités monastiques sont le résultat d’assemblages, d’enchevêtrements successifs. Il faut citer surtout les monastères de Saint-Jérémie de Saqqarah, près de l’ancienne Memphis (fondé vers 470), et de Saint-Appolon de Baouît, en moyenne Égypte. Les églises de ces monastères, dont le plan ressemble aux rayons d’une ruche, sont habituellement petites: un sanctuaire rectangulaire prolonge, en général, une nef simple. Parfois, comme à Saqqarah, à Denderah ou à Hermopolis, on a adopté le plan basilical à trois nefs et chœur trifolié à la place du sanctuaire simple. Dans la plupart des cas, un narthex s’adosse à la façade de la basilique, souvent percée de trois portes. En face d’elles, trois autres portes ouvrent sur trois pièces qui s’interposent entre l’église et le monde extérieur. Pour mieux se défendre, la plupart de ces couvents furent protégés plus tard, à partir du IXe siècle, par une muraille hérissée de tours.

2. Les Irlandais

À l’autre bout du monde chrétien, l’Irlande développe une étonnante expansion monastique. À la fin du VIe siècle, saint Colomban quittant son pays fonda, sur l’île d’Iona, en face des côtes écossaises, un monastère qui devint un grand centre culturel. Les missionnaires irlandais essaimèrent également à travers l’Europe. Les fondations de saint Colomban (540-615) et de ses compagnons – Luxeuil dans les Vosges, Saint-Gall en Suisse et Bobbio en Italie – ont été suivies par d’autres, comme Saint-Emmeran de Ratisbonne, dont la crypte en forme de simple anneau semi-circulaire date du VIIIe siècle.

Glendalough est l’un des monastères édifiés en Irlande au cours du haut Moyen Âge. Ses multiples églises sont disséminées dans une vallée des montagnes de Wicklow, au sud de Dublin. Au fond de la vallée jalonnée de lacs, barrée par de très vieux monts d’érosion, se dressait le premier ermitage. Puis, vers 700, le monastère s’agrandit vers la partie la plus large de la vallée. Plusieurs de ces constructions existent encore, aucune n’est très vaste. Ces églises sont faites d’énormes blocs de pierre, assez régulièrement taillés, et leur plan est des plus simples: un rectangle formant nef, prolongé parfois par un chœur de plan carré; jamais de colonnes ni de piliers. Cependant, l’une d’elles est couverte d’une voûte à toit de pierre. L’aménagement intérieur paraît avoir été moins fruste; la description du sanctuaire de Kildare, au VIIe siècle, signale des cloisons de bois et même un chancel décoré de peintures. Toutefois, l’effort artistique semble avoir porté surtout sur la sculpture: partout de grandes croix en pierre, hautes de deux à quatre mètres, meublent l’espace entre les édifices (par exemple aux monastères de Clonmacnoise, de Monasterboyce, etc.). Un plan de monastère idéal, dessiné au début du VIIIe siècle dans le Livre de Mulling (Dublin, Trinity College), renseigne sur la répartition des croix à l’intérieur et à l’extérieur du monastère. Les croix des quatre évangélistes entourent, selon une disposition cruciforme, celles du Christ, des apôtres et des archanges, situées à l’intérieur de l’enceinte circulaire.

Un vieux texte extrait des Annales des quatre maîtres , rapportant les malheurs qui s’abattirent par la faute des Vikings sur la cité sainte d’Armagh, monastère chef d’Irlande, donne une idée excellente de l’organisation complexe de ces ensembles qui furent à la fois monastère et évêché.

«Ard Macha (Armagh) fut incendiée; tout le rath (cité monastique) fut brûlé sans qu’aucune maison n’y survive, sauf la maison des manuscrits (teach screaptra ); et beaucoup de maisons furent brûlées dans les trians (les «tiers»: quartiers des laïcs, groupés, déjà, selon leur origine ethnique); et le grand daimhliag (église de pierre, abbatiale et cathédrale à la fois) fut brûlé et le cloicteach (campanile) avec toutes ses cloches, et la vieille chaire à prêcher, et le chariot des abbés, et les livres dans les maisons des étudiants, et beaucoup d’or, d’argent et d’autres choses précieuses.»

Certains de ces cloicteachs se sont conservés, à Glendalough, Ardmore, Clonmacnoise. Ces tours isolées sont faites d’un cylindre parfois haut de trente mètres, aminci au sommet et presque toujours coiffé d’un cône de pierre. L’entrée est située à trois ou quatre mètres du sol, car ces tours servaient d’abris en temps de guerre. Elles ont sans doute inspiré les deux cocleae du plan idéal de Saint-Gall, vouées aux archanges Michel et Gabriel.

3. Saint Benoît et l’époque précarolingienne

Le monachisme occidental a connu une véritable organisation rationnelle, et surtout les bienfaits d’une législation, à partir de l’application de la Règle, rédigée après 534, pour les moines du Mont-Cassin, par le père de l’ordre bénédictin. À l’opposé des pratiques irlandaises, caractérisées par une ascèse parfois féroce, la Règle de saint Benoît réalise un équilibre judicieux entre l’exigence d’une vraie perfection et la réalité de la nature humaine: les flagellations, les veilles, les psalmodies incessantes cèdent le pas aux offices, au sommeil, à une nourriture simple mais suffisante. Le travail, manuel et intellectuel, occupe une place prépondérante: le moine lui consacre trois fois plus de temps qu’à la prière. On peut affirmer, avec Daniel-Rops, que de cette Règle «va sortir le type achevé, et qu’on peut dire complet, du moine, tout ensemble homme de prière et d’ascèse, homme de méditation et de culture, homme d’action et d’efficacité [...]. Suprême chef-d’œuvre de l’esprit romain, la Règle de saint Benoît allait devenir un des moyens essentiels de l’œuvre de sauvegarde et d’organisation qui s’imposa à l’Église après le grand bouleversement des Invasions».

Lorsque Benoît s’éteint le 21 mars 547, trois monastères – Terracine, Subiaco, le Mont-Cassin – suivent la règle bénédictine. Des dizaines d’autres viendront s’y ajouter: en Italie, en Germanie et en pays anglo-saxon, conquis par les Bénédictins au synode de Whitby, en 664. L’extraordinaire vitalité monastique du VIIIe siècle aboutit rapidement à un foisonnement et à une diversité des pratiques et observances tels que certains princes d’Église lucides essayèrent d’endiguer l’anarchie en remettant en vigueur la Règle de saint Benoît. Ce fut notamment le cas à Metz où saint Chrodegang, primat des Gaules au temps de Pépin le Bref, organisa la vie de son chapitre cathédral selon une Regula canonicorum d’une rigueur presque monastique. Sept églises composant le groupe épiscopal entouraient le claustrum : la cathédrale Saint-Étienne, les deux basiliques Saint-Pierre-le-Vieux et Saint-Pierre-leMajeur situées sur le flanc sud, une église placée à l’ouest de la cathédrale et consacrée à la Vierge (qui fut de forme ronde ou octogonale), enfin l’église Saint-Paul, édifiée pour son chapitre par saint Chrodegang lui-même, vers 760. Un baptistère se trouvait au nord de la cathédrale, et, dans l’angle sud-ouest, l’église Saint-Gorgon vint rejoindre le groupe cathédral à la fin du VIIIe siècle. On sait aussi que les chanoines occupaient un dortoir partagé en boxes, qu’ils disposaient d’un chauffoir et mangeaient au réfectoire. Les portes des églises communiquant avec la ville étaient placées sous le contrôle de portiers.

4. Unité et unification carolingienne

La Regula canonicorum de saint Chrodegang devait fournir, au concile d’Inden (ou d’Aix-la-Chapelle), un précieux apport, lors de la refonte de la règle bénédictine par saint Benoît d’Aniane, originaire d’une famille wisigothe du sud de la France. Lorsque les abbés venus de toutes les régions de l’Empire carolingien se réunirent en deux synodes successifs, en juillet 817 puis en décembre 818, le royaume franc était déjà couvert d’une «blanche nappe» de monastères. Le décompte pour la seule période allant de 768 à 855 donne la fondation de quatre cent dix-sept monastères nouveaux, dont deux cent trente-deux sous le règne de Charlemagne (768-814). De formidables abbayes virent alors le jour en peu de temps. L’exemple le plus frappant est fourni par celle de Centula-Saint-Riquier. Angilbert, gendre de Charlemagne, y fit construire, entre 790 et 799, un monastère modèle, abritant une vie liturgique qui alliait aux coutumes gallicanes les nouveaux rites empruntés à Rome et à Constantinople. Un cloître, dont l’axe longitudinal ne mesurait pas moins de trois cents mètres, était entouré de trois églises: l’abbatiale, longue de quatre-vingt-dix mètres, consacrée à saint Riquier et au Saint Sauveur, l’église Sainte-Marie, belle tour dodécagonale précédée d’un narthex, située dans l’angle méridional du cloître, enfin, à l’extrémité est de l’ensemble, l’église Saint-Benoît. Des sources sûres d’époque carolingienne (Libellus Angilberti et Institutio de diversitate officiorum ) relatent en détail la vie de ce monastère. Les grandes fêtes liturgiques, en l’honneur du Christ-Rédempteur, se déroulaient dans la tour du Sauveur, «antéglise» constituée de plusieurs niveaux entourés de déambulatoires.

À Pâques, une grande procession «septiforme» imitait le rassemblement des sept Églises d’Asie Mineure, prôné par saint Jean dans sa révélation apocalyptique. Pour se rapprocher des origines, Angilbert avait disposé le sanctuaire principal à l’image du Saint-Sépulcre, et il avait donné aux trois autels principaux (Saint-Sauveur, Saint-Riquier et Sainte-Marie) un baldaquin en forme de tour, surmonté d’un tristegum , triple coiffe d’arcades superposées. Trente autels permettaient des célébrations liturgiques fréquentes; trois cents moines et trois fois trente-trois élèves de la schola chantaient dans ce vaste ensemble, jour et nuit, la gloire de Dieu.

D’autres couvents carolingiens ne furent pas moins vastes ni célèbres, ainsi Corbie en Picardie, Saint-Médard de Soissons, Fulda en Allemagne et, aux limites orientales de l’Empire, les fondations plus récentes de Corvey (fille de Corbie) en Westphalie et de Kremsmünster dans l’évêché de Salzbourg. Ce formidable essor du monachisme occidental se doublait d’une unification poussée dont le concile d’Aix présente l’image.

5. Le plan de Saint-Gall

De cette époque, on possède un document insigne: le plan de Saint-Gall, plan de monastère idéal, envoyé, entre 818 et 823, à l’abbé de Saint-Gall par Heito, évêque de Bâle et abbé du couvent de la Reichenau. Comme l’indique la dédicace, ce plan, véritable synthèse des deux synodes tenus à Aix, devait servir de modèle à Gozbert lors de la construction de son nouveau monastère. Les fouilles pratiquées à Saint-Gall ont révélé que l’abbé carolingien tint effectivement le plus grand compte des conseils prodigués par son maître: toute la partie orientale de l’église abbatiale bâtie à partir de 830 a été construite fidèlement selon le schéma proposé. Ce n’est que pour la partie occidentale que les successeurs de Gozbert s’éloignèrent du plan (cf. CAROLINGIENS, plan de Saint-Gall).

Le dessin conservé dans la bibliothèque baroque de l’abbaye de Saint-Gall montre une église à absides confrontées, longue de cent mètres environ. L’abside orientale était consacrée à saint Gall, l’abside occidentale – bâtie more romano – à saint Pierre. Cependant, les mesures indiquées pour la longueur (CC), c’est-à-dire deux cents pieds, ne coïncident pas avec celles données pour la largeur de la nef centrale et des bas-côtés (respectivement quarante et vingt pieds). Des recherches ont abouti à la constatation que le raccourcissement de l’église fut, lui aussi, une conséquence conciliaire. Au lieu de bâtir, comme à Fulda par exemple, une basilique d’une monumentalité telle que les ressources du monastère en furent toutes épuisées, on décida de construire une église plus intime, mieux adaptée à la vie d’une communauté d’environ cent moines.

Tout était prévu pour une telle communauté. Les lieux des principales activités étaient rationnellement disposés autour du cloître. L’aile orientale abritait au rez-de-chaussée le chauffoir, véritable salle de séjour; à l’étage se trouvait le dortoir. À proximité étaient disposés bains et latrines. L’aile méridionale était occupée, dans toute son étendue, par le réfectoire, voisin des cuisines; le premier étage était réservé au vestiaire. Du côté ouest, le claustrum était fermé par le cellier, alors que l’étage était réservé au lardarium . Le cellier était donc aisément accessible de l’extérieur, ainsi que la pièce du mandatum , dans laquelle les moines recevaient leurs visiteurs. C’est ici aussi que l’abbé accomplissait, le jeudi saint, le traditionnel lavement des pieds des pauvres. À proximité se trouvait l’aumônerie, grand édifice destiné à accueillir, autour de l’âtre central, les pèlerins et les nécessiteux. L’auberge des nobles se trouvait au nord de l’abbatiale, tout près de l’école «extérieure» et du logis de l’abbé, situé juste en face du croisillon nord du transept. L’abbé pouvait ainsi rejoindre le chœur de l’église aussi vite que les moines qui descendaient du dortoir bâti en prolongement du croisillon sud du transept. Contre le flanc nord du chœur s’appuyaient encore deux pièces importantes: le scriptorium au rez-de-chaussée, lieu de travail des enlumineurs, et, à l’étage, la librairie ou bibliothèque. Certaines de ces bibliothèques renfermaient un grand nombre de manuscrits: Cluny en possédait cinq cent soixante-dix au début du XIIe siècle, et l’abbaye de Durham, en Angleterre, cinq cent quarante-six.

À l’est, du côté du soleil levant, le plan prévoit l’infirmerie et le noviciat. Là résident le médecin et les infirmiers, chargés de faire de fréquentes saignées, les apothicaires qui veillent sur l’herbularius , jardin médicinal, magnifiquement illustré par le fameux poème Hortulus de Walafried Strabon. Derrière le noviciat, le verger se confond avec le cimetière. En son milieu se dresse une croix, l’Arbre du salut. Un peu plus loin s’étendent les grands parterres du potager et, dans l’angle sud-est, deux édifices ronds abritent le poulailler. Derrière le réfectoire, les ateliers assurent au couvent une autarcie à peu près totale: on y trouve même des armuriers, des fabricants de boucliers et des aiguiseurs de hallebardes. Du côté ouest, à proximité du cellier, les étables et écuries abritent un bétail nombreux et varié: taureaux, vaches, étalons, juments gravides et poulains, chèvres. Il y a aussi un parc à moutons et une porcherie.

Une description aussi détaillée s’avère nécessaire puisque les dispositions consignées sur le plan de Saint-Gall régirent pendant de longs siècles toute vie monastique en Occident. Malgré la pénible césure causée par les invasions normandes à la civilisation de l’Occident naissant, les multiples réformes monastiques du Xe siècle surent remettre en valeur les principales institutions créées à l’époque carolingienne. L’exemple le plus éclatant est fourni par Cluny.

6. Cluny

Fondé en 909 par douze moines, dont six sous la conduite de saint Bernon venaient de Baume-les-Messieurs, et six de Gigny, autre abbaye jurassienne, le monastère de Cluny se développa au cours des Xe et XIe siècles de manière stupéfiante. Odon, successeur de Bernon, sut fixer à ses moines un idéal de haute spiritualité. Son ouvrage Occupatio , paru peu après 924, cite les huit commandements que le moine doit suivre pour atteindre à la félicité céleste, à cet esprit de la Pentecôte qui réalise un état d’âme communautaire – animus socialis – en éternelle intimité avec le Christ. Cet abbatiat d’une haute valeur spirituelle – jamais, jusque-là, introversion monastique n’avait été plaidée de manière aussi sublime et rigoureuse – fut suivi par d’autres, non moins bénéfiques à l’abbaye de Cluny. La gloire de l’ordre fut établie à partir de 950 par trois «règnes» successifs qui durèrent chacun environ un demi-siècle. Sous saint Mayeul (953-994) fut érigée une nouvelle basilique que les archéologues appellent Cluny II. Ses dimensions sont celles prévues par les nouvelles normes du plan de Saint-Gall (environ soixante-dix mètres de longueur). Le chœur toutefois est plus différencié que celui de l’abbatiale de Saint-Gall et, à l’ouest, le vieux massif occidental subsiste sous une appellation nouvelle: galilée. Car l’ancien culte du Sauveur, liturgie pratiquée naguère par tout un peuple, où se mêlaient, à l’instar de Jérusalem, moines et fidèles venus de l’extérieur, a été relayé par une paraliturgie théâtrale mettant en scène les principaux épisodes de la Passion et de la Résurrection.

Le claustrum et ses édifices annexes n’ont guère changé. Le coutumier, daté de 1042, de Farfa, monastère d’Italie méridionale, contient une description explicite du cloître de Cluny II: l’aile orientale continue à abriter le dortoir au-dessus du capitulum (salle capitulaire), de l’auditorium (parloir) et de la camera (salle de séjour). Ce dortoir a cent soixante pieds de long, trente-quatre de large et vingt-trois de haut; quatre-vingt-dix-sept fenêtres l’éclairent car la règle prévoit une fenêtre par moine et un espacement des lits (larges de deux pieds) de deux pieds et demi. Les latrines occupent un espace insoupçonné: soixante-dix pieds de long, vingt-trois de large. Il est précisé qu’on y trouve quarante-cinq sièges, surmontés chacun d’une petite fenêtre (fenestrula ) auxquelles s’ajoutent dix-sept hautes fenêtres. Dans l’aile sud, le réfectoire, long de quatre-vingt-dix pieds, large de vingt-cinq et haut de vingt-trois, possède huit fenêtres de chaque côté. Il y a déjà deux cuisines à Cluny II, la cuisine régulière, longue de trente pieds et large de vingt-cinq, et la cuisine des laïcs, de mêmes dimensions. À l’est, comme sur le plan de Saint-Gall, un oratoire consacré à la Vierge sert également aux malades auxquels sont réservées six chambres, quatre à huit lits, alors que la cinquième et la sixième sont destinées l’une au lavement des pieds, l’autre à la vaisselle des malades. Du côté nord, l’auberge, appelée palatium , est de taille imposante: cent vingt pieds de long, trente de large. De chaque côté du réfectoire «mixte», un dortoir: l’un de quarante lits pour les hommes, l’autre de trente lits plus petits (lectuli ) pour les femmes. Quatorze bains-étuves montrent quel soin on apporte à l’hygiène. Clarté, propreté, air, lumière, autant d’exigences auxquelles répond ce monastère qui, dès le temps de saint Odilon (994-1048), attirait les regards du monde entier. «Ordre, mesure, équilibre» caractérisaient cet ensemble dont les proportions restaient adaptées à l’échelle humaine.

Cet humanisme monastique se trouvera dépassé par la croissance rapide que valait à Cluny l’augmentation de sa puissance. Sous l’abbatiat de Hugues (1049-1109), Cluny changea une nouvelle fois de style en adoptant des proportions véritablement grandioses. Parrain de l’empereur Henri IV, mais aussi ex-supérieur du moine clunisien Hildebrandt devenu le pape de Canossa, Hugues fit commencer en 1088 la construction de la plus grande église de la chrétienté. Cinquante ans plus tard, elle avait cent quatre-vingt-sept mètres de long et était hérissée de huit tours majestueuses. Deux transepts barraient la quintuple avenue de ses nefs et seize absidioles permettaient aux quatre cents moines pensionnaires de célébrer au moins une messe basse par semaine. Une sculpture raffinée constitue l’aboutissement de tous les symbolismes précédents. Mais cette prodigieuse monumentalité et une liturgie exigeante amenèrent paradoxalement le déclin du monachisme clunisien. Elles servirent de cibles à saint Bernard dont les idées ne tarderont pas à se matérialiser en architecture.

Le XIe siècle est également celui des grands cloîtres. L’un des plus beaux, situé en pays de soleil, a été construit au nord de l’abbatiale et pourvu de magnifiques sculptures; c’est celui de Moissac, dont les chapiteaux doubles, placés sur des colonnes jumelées, contiennent toute une encyclopédie de scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, ainsi que de nombreux épisodes de la vie des saints. L’abbé Durand, qui avait été choisi pour diriger le monastère de Moissac lors d’une visite de saint Odilon en 1047, se trouve reproduit dans un bas-relief célèbre en face de la salle capitulaire. De l’extrême fin du XIe siècle date également le portail du Jugement dernier qui orne l’entrée méridionale de la puissante tour-porche. Celle-ci possède, à l’étage, une salle voûtée de douze ogives, l’une des plus belles qui aient jamais été bâties pour la célébration de la Résurrection. L’Espagne du Nord n’a rien à envier à la Septimanie en ce qui concerne l’art monastique. Les beaux cloîtres romans y abondent et, comme pendant à Moissac, on peut citer celui de la collégiale de Santillana del Mar, près de Santander. Contre le duomo de Monreale, à côté de Palerme, un immense cloître de la fin du XIIe siècle appuie ses portiques ajourés de deux cent vingt-huit colonnettes géminées ou même groupées par quatre aux angles, décorées parfois d’intarsia éclatantes.

7. Saint Bernard et les Cisterciens

Le fait décisif dans l’histoire de l’ordre cistercien fut le départ pour Cîteaux, en 1112, de saint Bernard (1091-1153) accompagné d’une trentaine de jeunes nobles, parmi lesquels quatre de ses propres frères. À peine trois ans plus tard, il fonda, avec douze frères, Clairvaux. Soixante-douze fondations nouvelles sont dues à saint Bernard; soixante-neuf monastères participèrent au chapitre général de 1133. Ils furent trois cent quarante-trois à la mort de saint Bernard et sept cent quarante-deux à la fin du Moyen Âge, auxquels il faut ajouter sept cent soixante et un établissements de moniales. Cinq cent vingt-cinq des monastères cisterciens pour les hommes furent fondés au XIIe siècle, cent soixante-neuf au XIIIe, dix-huit seulement au XIVe. Les statistiques font apparaître que la France en posséda deux cent quarante-six, l’Angleterre soixante-seize, l’Italie quatre-vingt-quinze et l’Allemagne plus de cent. En France, les plus anciennes fondations, avec Cîteaux et Clairvaux déjà mentionnées, sont La Ferté (1113), Pontigny (1114) et Morimond (1115). Clairvaux eut trois cent cinquante-cinq filiales, Morimond cent quatre-vingt-treize, Cîteaux cent neuf, Pontigny quarante-trois et La Ferté dix-sept. Une telle filiation implique une grande unité de conception architecturale. La volonté d’ascèse de saint Bernard fit bannir de l’ordre tout ce qui pouvait apparaître luxe ou élément superflu. Une extrême sobriété était de rigueur; les moines devaient vivre dans des pièces austères et accomplir leurs actes liturgiques avec des objets dépourvus de toute richesse; les croix étaient en bois et simplement peintes, les calices et patènes en argent non ciselé, les vêtements liturgiques en lin, les candélabres en fer et les encensoirs en cuivre. Les églises ne devaient plus avoir de tours, le
vitrail perdit sa couleur et la seule sculpture admise fut l’image de la Vierge. Les murs ne furent plus crépis, l’immense nomenclature romane du décor architectural se restreignit au minimum: chapiteaux à peine épannelés, arcs doubleaux sans fioritures, chevets plats. L’interdiction de la couleur devait être d’autant plus ressentie que, peu de temps auparavant, bon nombre d’abbatiales avaient reçu un incomparable décor de fresques, telle celle de Saint-Savin. En revanche, les Cisterciens réhabilitèrent la pierre, la belle pierre, taillée régulièrement et assemblée avec un soin infini. Tout était de pierre: le sol, les cadres des fenêtres et des portes, les murs, les voûtes qui vinrent remplacer, même dans les pièces d’habitation, les plafonds de bois. Ce monde de pierre permit le développement d’une véritable esthétique cistercienne.

L’analyse du plan idéal d’un monastère cistercien permet de constater que, pour l’essentiel, le «plan bénédictin» de Saint-Gall (ou de Cluny) subsiste. Le claustrum constitue toujours le cœur de l’établissement, autour duquel se groupent l’église et les principaux bâtiments conventuels, mais celle-là n’offre plus de place pour les fidèles venus de l’extérieur; elle est généralement divisée en deux parties: le chœur, le transept et la partie orientale de la nef sont réservés aux moines, alors que, en deçà du jubé, la partie occidentale de la nef appartient aux frères convers. Cette partie est rendue d’ailleurs directement accessible par la «rue» des convers qui longe l’aile occidentale du cloître, sans toutefois communiquer avec lui. L’aile méridionale a également changé. Deux réfectoires y sont placés perpendiculairement au déambulatoire; celui des moines, le plus souvent d’une parfaite harmonie de formes, et le réfectoire voisin des frères convers, plus spacieux mais moins haut. Les réfectoires de Saint-Martin-des-Champs à Paris et de Maulbronn en Souabe, divisés en leur milieu par une svelte rangée de colonnes, montrent quelle haute valeur spirituelle on attribuait aux repas. Presque tous ces réfectoires ouvrent sur la chapelle du puits, qui orne la plupart des cloîtres cisterciens. Il en subsiste de bien attrayantes: à Maulbronn, à Fossanova près des marais Pontins ou au Thoronet en Haute-Provence. Au demeurant, l’eau joue un rôle primordial dans la vie des Cisterciens, autant sinon davantage que chez les Bénédictins; toutes leurs abbayes sont bâties sur un cours d’eau ou à proximité.

L’opus Dei , la lectio divina et l’opus manuum (que les moines de Cluny avaient trop négligés) étaient les trois piliers du nouvel idéal monastique. Son affermissement progressif se perçoit à travers le développement du plan de Clairvaux (cf. plan du bénédictin anglais Milley de 1708, gravé par C. Lucas). Clairvaux a certes disparu à la Révolution, mais son plan a servi de modèle à deux abbayes anglaises, celles de Fountains et de Rievaulx, dont les ruines sont éloquentes. De 1115 à 1133, Bernard et ses moines vécurent à Clairvaux dans un établissement des plus frustes. Lors d’un séjour à Rome en 1133, Geoffroy de la Rochetaille, prieur du couvent, et Achard, maître des novices, aidés par Geoffroy d’Alaine réussirent à persuader Bernard d’agrandir Clairvaux. Le couvent entreprit cette tâche avec un zèle extraordinaire. L’église put être consacrée en 1145 et la partie occidentale réservée aux frères convers fut terminée en 1153; contrairement aux premières abbatiales cisterciennes, l’abside présente de nouveau un hémicycle, pourvu de neuf chapelles rayonnantes, accolées les unes aux autres. Le plan révèle également la «rue» des convers qui de l’église mène directement à leur cité, isolée du claustrum . Comme sur le plan de Saint-Gall et à Cluny, l’infirmerie est située à l’écart. Certaines infirmeries cisterciennes encore conservées surprennent par leurs belles proportions: l’une des plus remarquables, celle d’Ourscamp (1210), est constituée d’une grande salle à trois nefs, voûtée d’ogives sur neuf travées. Portail et fenêtres sont de dimension monumentale; les fenêtres supérieures étaient vitrées et ne pouvaient s’ouvrir, seules les fenestrulae au-dessus du lit des malades, fermées par des volets de bois, permettaient l’aération de la salle.

Enfin, s’il faut évoquer l’art propre aux Cisterciens de répartir judicieusement les nuances de la lumière à l’intérieur de l’église et des habitations monastiques, il faut rappeler aussi leur science de l’acoustique. Nombre de ces églises – celle de Fontenay par exemple – permettent une incomparable harmonie de sons.

8. Les Chartreux

Parallèlement aux monastères bénédictins et cisterciens, un troisième type de monastères apparaît, celui des Chartreux. Sa disposition, formulée par saint Bruno (env. 1032-1101), est commandée par l’exigence d’une extrême solitude. Alors que les moines bénédictins n’étaient jamais seuls, les Chartreux souhaitent l’être, partout et presque toujours. Saint Bruno, Colonais d’origine, fonda en 1084, à vingt-quatre kilomètres de Grenoble, la première des chartreuses. On l’appela la Grande Chartreuse, et l’abbé Guibert de Nogent en donna une première description en 1104; il nomme les cellules situées autour du cloître, cellulae per gyrum claustri . En principe, une communauté de Chartreux groupe douze moines, treize avec le prieur. Mais plus tard, certaines se dédoublèrent, ainsi la Grande Chartreuse qui, au début du XIVe siècle, porta son effectif à vingt-quatre moines. Les moines ne se retrouvaient qu’au moment de la messe, des matines et des vêpres. Ils ne se réunissaient dans la salle capitulaire que le dimanche matin. Ce fut un ordre purement contemplatif, dont la vie quotidienne était régie par la solitude et le silence. Mais aux Bénédictins, les Chartreux empruntent l’obligation de travailler; chaque moine a devant sa cellule un minuscule jardin qu’il doit entretenir.

Le plan le plus éloquent d’une chartreuse, celle de Clermont, a été donné par Viollet-le-Duc en 1858, lors de sa restauration. Il s’agit d’un établissement assez grand qui ne correspond plus tout à fait aux prescriptions de la Règle des Chartreux, fixée en 1127 par le quatrième successeur de Bruno, Guigues. Le couvent était entouré d’un mur renforcé de sept tours. Dans la première des cours, bordée par les bâtiments économiques, juste en face de l’église, se trouve la maison du prieur. L’église, à une seule nef, est relativement courte et, comme les collégiales cisterciennes, divisée en deux parties, l’une réservée aux Chartreux, l’autre aux frères convers. Au nord de l’église se trouve la maison du prieur adjoint, au sud le petit cloître autour duquel se groupent les édifices communautaires qui sont de dimensions modestes étant donné le nombre restreint de pensionnaires. Ce claustrum minus (cloître mineur), qui correspond pratiquement aux cloîtres bénédictins, n’était accessible que du claustrum majus (cloître majeur), qui s’étendait à l’est de l’église. Autour du cloître majeur étaient disposées les cellules; sa partie orientale comprenait le cimetière des moines, point de mire constant de cette communauté du silence. Chacune des cellules était isolée du cloître par un couloir supplémentaire accessible au seul prieur qui ne pouvait dépasser la porte du jardinet individuel. Une fente dans le mur permettait aux frères convers de donner au moine son frugal repas. La maison elle-même était composée de trois pièces: l’antichambre chauffée, la cellule, comprenant les quatre meubles autorisés: un lit de bois, un banc, une table et un rayonnage, enfin un débarras et un couloir menant à la latrine. Le jardin était trois ou quatre fois plus grand que la petite maison et entouré d’un mur élevé. Dans ce cadre austère, le chartreux vivait dans un dénuement presque total; il ne possédait qu’une paillasse, deux couvertures, un oreiller, un peigne, un rasoir, de quoi coudre et écrire, et, au maximum, deux livres pour sa lecture.

À la fin du XIIe siècle, il existait trente-sept chartreuses en Occident, mais leur nombre s’éleva à cent quatre-vingt-quinze à la fin du Moyen Âge. L’une des plus célèbres, la certosa de Galluzo, à proximité de Florence, fut bâtie par un riche usurier florentin, alors que la chartreuse de Champmol à Dijon fut une fondation de Philippe le Hardi (1385), et que celle de Pavie est due à la puissante famille des Visconti (1390). La chartreuse de Champmol, fondée pour que les moines prient jour et nuit pour le salut des âmes et la prospérité du duc de Bourgogne, est devenue célèbre grâce au puits de Moïse sculpté par Claus Sluter. Il représente un amalgame grandiose du thème du puits claustral avec celui de la croix centrale des cimetières (cf. plan de Saint-Gall); la ronde des prophètes était en effet dominée par l’image de la Crucifixion.

9. Franciscains et Dominicains

Il faut évoquer les ordres mendiants dont on connaît l’essor en Italie au début du XIIIe siècle. À leurs débuts, Franciscains et Dominicains négligèrent délibérément toute réalisation spectaculaire, et la première moitié du XIIIe siècle ne comporte pas à proprement parler d’architecture franciscaine ou dominicaine. Dans la première phase de leur existence, les ordres nouveaux s’attachent à renier toute matérialisation de leur pensée, qui tend uniquement à l’établissement d’une permanente joie spirituelle par l’acceptation humble et généreuse de la condition humaine. Ce n’est qu’à la fin du XIIIe siècle, sous le premier pape franciscain, Nicolas IV (1288-1292), que le franciscanisme dévie vers un art ostentatoire en faisant du chantier d’Assise le point de ralliement des maîtres peintres de Rome et de Florence. L’église double d’Assise, entourée de chiostri superposés, ne devint cependant pas l’archétype d’une architecture franciscaine. En revanche, ce qui frappe dans les nouvelles constructions florentines des ordres mendiants, c’est l’extrême simplicité du plan des églises abbatiales, mais aussi leurs dimensions grandioses. À Santa Maria Novella de Florence, établissement dominicain, on adopta les formes carrées cisterciennes, alors que Santa Croce, basilique franciscaine (1252-1295) beaucoup plus vaste (longueur 90,5 m, largeur 19,5 m, hauteur 34 m), possède un chœur à absides alignées comme les abbatiales de Fontenay en Bourgogne, d’Eberbach et de Maulbronn en Allemagne. Ce sont ces mêmes volumes spacieux que l’on retrouve dans les établissements dominicains de la fin du Moyen Âge, en Alsace notamment (Haguenau, Colmar, Strasbourg). Ces hautes églises à nefs le plus souvent simples, sans la tripartition gothique habituelle de l’élévation, frappent par leurs dimensions qui font d’elles les héritières des basiliques gothiques du XIIIe et du XIVe siècle.

S’il faut parler d’un archétype de plan monastique au Moyen Âge, il semble indiqué de revenir de nouveau à celui de Saint-Gall du début du IXe siècle. Il est le fruit de toute une lente genèse du monachisme occidental, qui s’étale sur plusieurs siècles, surtout le VIIe et le VIIIe. Ce plan bénédictin, imposé au concile d’Aix-la-Chapelle par le réformateur saint Benoît d’Aniane, a subi certes quelques variantes, selon les impératifs des diverses réformes, mais ces modifications ne touchent que des points de détail; ses caractéristiques essentielles subsistent intactes. En regardant le monastère de La Tourette bâti par Le Corbusier, on s’étonne de constater que, douze siècles après Heito, un grand architecte moderne ait répondu au programme des exigences monastiques par une forme très voisine de celle de l’abbé de la Reichenau.

10. L’architecture monastique aux Temps modernes

L’Escurial

Un monastère espagnol, à la fois couvent et palais royal, constitue la meilleure transition du Moyen Âge aux Temps modernes. Il s’agit de l’Escurial, bâti en l’honneur de saint Laurent à la suite du vœu fait par Philippe II, en 1557, de remplacer le couvent Saint-Laurent de Saint-Quentin, que ses troupes avaient incendié. Extraordinaire ensemble où la sobriété le dispute au raffinement de l’exécution! L’idée du plan rectangulaire vint de l’Alcazar de Tolède. Il fut soumis à une symétrie très stricte qui reflète parfaitement la rigueur de caractère du roi, de même que l’idée qu’il se faisait du rapport entre l’État et l’Église. Située au milieu du complexe, l’église monastique sert d’oratoire à la famille royale et d’église funéraire à la dynastie; surmontée d’une coupole, elle domine un ensemble parfaitement géométrique: au sud, comme sur le plan de Saint-Gall, figure le cloître; au nord s’étendent le palais, les écoles et les appartements royaux, accolés en fer à cheval à l’abside de l’église. Ainsi la chambre à coucher du roi prenait-elle tout simplement la suite du dortoir monastique, avec l’insigne privilège d’une communication directe avec l’autel de l’église. La chambre mortuaire de son père Charles V était d’ailleurs située de façon identique.

Avec ses nombreuses cours, l’Escurial a été considéré comme l’ancêtre des grandes abbayes baroques d’Autriche et d’Allemagne méridionale. Cette filiation est peut-être exagérée, mais sur un point essentiel il y a à coup sûr concordance: ces abbayes ressemblent toutes à d’immenses palais, et presque toutes possèdent aussi un Kaisersaal , vaste hall destiné à l’accueil du roi.

Abbayes baroques en Autriche et en Allemagne du Sud

Les abbayes baroques de l’Autriche et de l’Allemagne du Sud occupent une place à part dans l’architecture européenne. Sans doute sont-elles dues au grand élan constructeur provoqué par la Contre-Réforme, mais il ne faut pas les confondre avec les établissements des Jésuites, qui sont loin d’avoir laissé dans l’art une empreinte aussi considérable. Les plus impressionnantes sont situées au bord du Danube, souvent en hauteur. Melk possédait déjà à la fin du Moyen Âge un véritable monastère-ville surplombant un méandre du Danube à une centaine de kilomètres en amont de Vienne. À partir de 1701, au temps de l’abbé Berthold Dietmayr, l’architecte Jakob Prandtauer créa un nouvel ensemble baroque, bâti tout en longueur sur la crête. Pour accéder à l’église, il faut traverser la cour des prélats, vaste atrium avec une fontaine en son milieu. Les deux tours de façade dominent une petite cour en fer à cheval, bâtie sur le promontoire rocheux au-dessus du Danube. De part et d’autre, cette cour est bordée par les deux salles auxquelles l’architecture baroque apporte le plus de soin: la salle impériale et la bibliothèque.

Une conception encore plus grandiose régit le plan de Göttweig, situé à peu de distance de Melk. Le vice-chancelier de l’Empire, Friedrich Carl von Schönborn, avait engagé l’un des plus célèbres architectes autrichiens, Lukas von Hildebrandt, pour la construction de cet ensemble qui se voulait exemplaire mais qui ne fut jamais terminé. D’autres monastères, comme Altenburg au nord de Vienne, sont peut-être de taille plus réduite mais soulignent par leurs cycles picturaux la tendance première de l’époque, une constante mise en parallèle du pouvoir impérial et du pouvoir divin représenté par l’Église. En fait, on retrouve ici, sous des aspects rajeunis, l’ancienne idéologie carolingienne que reflétait parfaitement l’inscription en vers, à la gloire de Dieu tout-puissant et de son vicaire sur terre, Charlemagne, qu’Angilbert avait fait peindre dans le tambour de la tour du Sauveur à Centula-Saint-Riquier. Toutefois, il est intéressant de constater que la direction de la plupart de ces couvents appartient à des abbés issus du peuple et, à cet égard, le mouvement monastique baroque autrichien s’apparente à la grande réforme des monastères, au temps de Jean de Gorze, au Xe siècle.

Pecunia, prudentia, patientia sont les vertus de cette généralisation. La Bavière et la Souabe l’ont illustrée par plus d’une abbaye. Celle d’Ottobeuren est l’une des plus remarquables par la préparation méticuleuse de la construction: huit avant-projets furent élaborés entre 1711 et 1737 avant que dix ans plus tard Johann Michael Fischer pût conclure ces recherches par sa belle église à trois coupoles. Non loin de là, une abbaye plus modeste, celle de Schussenried, possède l’une des plus admirables salles de bibliothèque du XVIIIe siècle. Une immense fresque, véritable cosmogonie, surmonte la salle de lecture et prouve à quel point ces monastères servirent également de relais au savoir. L’abbaye de Sankt-Blasien, en Forêt-Noire, bâtie par l’architecte français Pierre Michel d’Ixnard, constitue l’ultime étape, néo-classique, de ce grand siècle d’architecture. Une coupole, imitation de celle du Panthéon, qui y fut construite à partir de 1783, en fait le dernier monument monastique important élevé avant la sécularisation. Celle-ci, partiellement réalisée en Autriche déjà en 1781, devint générale en Europe à la suite de la Révolution française.

Une statistique intéressante peut clore cette étude de l’architecture monastique en Occident: la France possédait encore en 1770 quatre cent douze abbayes bénédictines, deux cent cinquante et un prieurés cisterciens, soixante-six chartreuses, quatre-vingt-douze établissements de Prémontrés, cent cinquante couvents de chanoines libres vivant selon la règle de saint Augustin, cent soixante dix-neuf prieurés dominicains, cinq cent soixante-huit couvents franciscains, quatre cent vingt-neuf établissements de Capucins, cent quatre-vingt-onze carmels auxquels il faut ajouter environ quinze cents couvents de moniales, groupant environ trente-sept mille nonnes! Contrairement à l’opinion générale, la sécularisation a mis fin, dans bien des cas, à une vie monastique encore florissante.

Depuis, y a-t-il eu une architecture monastique moderne? À vrai dire non, car dans la plupart des cas les communautés monastiques rétablies se contentent des anciens cadres. Il y a cependant une brillante exception: le couvent de La Tourette, au sud de Lyon, réalisé en béton par Le Corbusier. Lors d’un voyage en Italie, en 1907, il avait été vivement impressionné par la chartreuse de Galuzzo aux portes de Florence. Incité par les Dominicains à étudier également l’abbaye cistercienne du Thoronet, Le Corbusier sut créer un ensemble qui allie les plus anciennes traditions au modernisme le plus fonctionnel. L’église ainsi que le cloître, situé au sud, avec le réfectoire et la salle capitulaire, occupent le rez-de-chaussée, alors que les dortoirs se trouvent à l’étage. Au milieu de la cour, un oratoire à la coiffe pyramidale est un souvenir de la fontaine cistercienne. À propos de La Tourette, un historien de l’architecture moderne rappela opportunément que la chartreuse de Florence inspira à Le Corbusier l’idée des micro-univers assemblés dans la Cité radieuse de Marseille.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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